Sunday, September 23, 2012


André Charlier

La Saison des Tueurs

Roman



D’un pays étranger un jeune haïtien se souvient de la terreur duvaliériste. Il en fait un roman plein de fraîcheur, où le drame se déroule dans l’atmosphère poétique d’une petite ville d’Haïti.
Ghislaine Charlier


A la memoire de Tristan « Titan » Charlier, assassine par des inconnus
que beaucoup semblent connaitre

Pour Ghislaine, Monique, Vanessa et Jean-Edouard

A la mémoire de Dominique, Jacky et Maxon
un


Le flamboyant se dressait au bord de la rivière, pour ainsi dire les pieds dedans. Le fait en soi était assez étrange, car d’hbitude ces arbres aiment mieux, pour s’établir, un endroit un peu plus sec. Lui, il était campé, fier comme un pape, à deux pas de l’eau transparente et fraîche.

Oui... Ce devait être un arbre de caractère.


C’était la saison des fleurs. Pas le printemps. Ni l’été. Encore moins l’automne ou l’hiver. Ces idioties que l’on raconte à l’école congréganiste, à l’usage exclusif des fils « de famille » , n’ont pas cours chez nous, là où poussent les flamboyants. Chacun le sait. Jusques et y compris Archibald, le fils aîné du plus gros commerçant de la ville, de l’avis unanime le cancre le plus distingué qui ait jamais posé ses fesses sur les bancs d’une classe. Non, voyez-vous, il n’y a que deux saisons, chez nous : la saison des fleurs et l’autre. Aussi, si jamais vous passez par le raccourci qui conduit, à travers champs, du Platon à la rivière, et que Bousse-Tabac, le vieux corbeau, qui est toute la sainte journée perché sur le palmiste, le palmier royal de chez Ti-Jean, se mette à vous raconter des menteries, à savoir qu’il n’existe, en fait, que la saison sèche et la saison des pluies, alors, un bon conseil : flanquez-lui un bon coup de fistibal, de lance-pierre, comme disent les gens bien, et passez votre chemin. Et quand vous arriverez, assoiffé, au bord de la rivière, l’eau, qui n’est pas menteuse, non, juste un peu fofolle, l’eau claire vous répétera la vérité vraie : dans notre pays béni, il n’y a place que pour deux saisons : la saison sans fleurs, et la saison des fleurs. Au choix.

C’était donc la saison des fleurs. Vous ne connaissez pas ? Alors, imaginez...

Tout près de la rivière, un tronc droit, dressé, tel un coq sur ses ergots, sur des racines noueuses, et surmonté d’une crête rougeoyante, flamboyante même, où se perdaient quelques taches d’un vert translucide. Tout autour, des fleurs de toutes les couleurs, jaunes, rouges, violettes, blanches, les grappes roses des « belles mexicaines », des étoiles bleues posées, comme dans un écrin, sur l’herbe verte, perdues dans les buissons, jaillissant d’entre les cailloux. Puis, la rivière, parlant doucement, telle une amoureuse, à ses galets polis, irisée de mille arcs-en-ciel par ce poudroiement de couleurs. Sur l’autre rive, des fleurs, encore des fleurs, et des arbres d’où pendaient jusque dans l’eau des lianes fleuries. Au loin, perdue dans une vapeur bleue, la montagne accroupie, telle un fauve au repos.

Plaisimont, qui faisait boire Zo Mangay, son bidet, un peu en aval, dans l’eau jusqu’aux genoux, ôta de sa bouche le cachimbo, la pipe de terre cuite, qui y semblait vissée pour l’éternité, cracha dans le courant, et grogna à mi-voix :
-- Tonnerre foutre ! Si un nègre ne peut pas vivre dans ce pays béni, faut croire que l’Eternel a un compte1 avec nous...
Et sur ces fortes paroles, il mordit de nouveau dans son brûle-gueule, enfonça son chapeau de paille sur ses yeux, et tira sur la longe du cheval. Celui-ci suivit à regret, et l’homme et la bête sortirent de l’eau, paisibles.

Dès qu’ils eurent disparu aux regards, une toute jeune fille, presque une enfant, sortit de derrière un buisson, riant aux éclats : Plaisimont avait toujours aussi mauvaise vue ! Il ne verrait pas son bidet à dix pas...

Elle regarda autour d’elle, brusquement méfiante, et alla s’asseoir sous le flamboyant, dont l’ombre la cacha aux regards.

Une heure passa, puis une autre. Le soleil, maintenant, effleurait la cime des montagnes. Bientôt, tout d’un coup, il ferait nuit.

La jeune fille sortit de l’ombre qui la masquait. Elle regarda un instant l’eau miroitante, ramassa un caillou, le lança, puis fit mine de s’en aller, déçue. A ce moment, l’on entendit un sifflement modulé. Elle se retourna vivement, joyeuse, se dirigea vers le flamboyant, se ravisa, fit demi-tour et alla se cacher derrière le même buisson qui l’avait dissimulée à Plaisimont, en souriant d’un air rusé.

L’instant d’après, un jeune homme qui paraissait une vingtaine d’années, très grand et très maigre, parut, marchant à longues foulées rapides. Il portait de grosses lunettes d’écaille aux verres épais. Il regarda autour de lui, visiblement surpris. Son visage s’assombrit. Puis il appela doucement :
-- Gentiane, ho, Gentiane...
Personne ne répondit. Le jeune homme s’assombrit encore plus et, de la pointe du pied, envoya promener un caillou, l’air rageur. Il y eut un petit cri. Aussitôt, il se dirigea vers le buisson, qu’il écarta, joyeux.

Gentiane, accroupie, le fixait de ses yeux immenses, d’un noir de jais. De la main, elle pressait son genou, que le caillou avait blessé.

Elle ne disait rien. Il s’agenouilla près d’elle, écarta sa main, prit de sa poche un mouchoir et tamponna doucement l’égratignure. Puis il dit très tendrement :
- Excuse-moi, Gentiane. Je ne t’avais pas vue, non...
Elle le regarda de nouveau, longuement. Il était le seul à soutenir son regard. Même son père, un bagarreur coriace, ivrogne, bambocheur2 et coureur, dont la voix tonnante en effrayait plus d’un, baissait pavillon et bégayait lorsque sa fille préférée le fixait. Oui, Lys seul pouvait la regarder comme cela, sans affectation, de son regard grave qui, sans qu’il ne dise mot, exprimait tout.

Elle baissa les yeux, regarda son genou, et dit calmement, avec toutefois un soupçon de mauvaise foi :
- Je t’attends depuis midi...
Il s’assit près d’elle, cassa un brin d’herbe qu’il mâchonna un moment.
- Je n’ai pas pu venir. J’étais occupé.
- A quoi ?
- Mes amis et moi, on repassait le cours d’anatomie, pour l’examen d’entrée à Médecine. C’est dans deux mois, tu sais...
Elle le fixa d’un oeil critique. Lys n’avait jamais eu besoin de repasser quoi que ce soit. Il lisait une fois, deux au maximum, et était capable de tout vous réciter, sans omettre une virgule, des mois après. Sa mémoire, parmi ses amis, était légendaire.

Il mentait, comme d’habitude. Mais pourquoi ? Elle reprit :
- Je t’ai attendue tout l’après-midi. Je me suis sauvée exprès pour te voir. Tout le monde répètera que je me conduis mal. Et toi, tu restes avec tes vagabonds d’amis, à jouer aux cartes...
Elle pencha la tête vers lui, renifla :
- Et à boire !
Il la regarda. Diable de fille ! Rien ne lui échappait... quoique pour les cartes, elle ait tort... Et à quinze ans, elle était belle à damner un curé. Pas jolie : belle, vous comprenez ?
Il ne répondit pas et, doucement, lui caressa la joue. Elle sourit, et le jour lui sembla se lever.
Elle était déjà debout et lui tendait la main :
- Allons sous notre arbre...
Ils s’assirent sous le flamboyant. De nouveau, elle le regarda longuement... Puis, avec fougue, elle se jeta dans ses bras.

La rivière, à leurs pieds, chuchotait à ses galets polis, heureuse et calme...

Ils se regardaient, dans les bras l’un de l’autre. De temps en temps, il se penchait et déposait un long baiser sur ses lèvres charnues. Elle le lui rendait, et il la caressait doucement. Elle le laissait faire, accrochée à son cou, heureuse. Il pesait lourd sur elle, et cela lui plaisait.

Le soir tomba d’un coup, tel un rideau de théâtre. Leurs souffles se mêlaient, leurs coeurs battaient plus vite. Comme enhardi par la nuit qui venait, Lys se mit à déboutonner le chemisier de Gentiane, à petits gestes pressés. Elle gémit, effrayée, et murmura :
- Non, Lys, non... T’en prie... S’il te plaît...
Il dégrafa le soutien-gorge, et ses mains se refermèrent sur deux beaux seins fermes. Adroitement, il les caressa, les embrassa.
- Non, Lys, non...
Elle respirait à grands coups, comme essoufflée. De nouveau, il la caressa, longuement. Alors elle dit très vite :
- Tu vas me faire un enfant, Lys...
Il s’arrêta, saisi. Doucement, elle repoussa ses mains, l’écarta, et se rajusta. Puis elle le regarda, paisible. Il se sentait gêné. Pour le cacher, il lui prit la main, qu’il embrassa. Elle le laissa faire, puis souffla :
- Laisse-moi me lever, t’en prie...
Ils se relevèrent, et Lys resta là, bras ballants. Gentiane acheva de boutonner son corsage, puis se tourna vers lui.
- Tu n’es pas fâché ?
Il la prit aux épaules et la serra contre lui, fort.
- Comment le serais-je ? Tu as raison...
Elle rit, appuya la tête contre sa poitrine. Elle ne lui arrivait même pas au menton. Il murmura d’un ton grognon :
- Pourquoi diable te repasses-tu les cheveux3 ? Ca sent le brûlé...
Elle rit de nouveau. Puis, brusquement grave :
- Je ne veux pas que tu recommences, Lys...
Il hocha la tête.
La nuit était complètement tombée. Ils s’en revinrent vers la ville obscure en se tenant par la main. Ils se reverraient le lendemain, au même endroit.

Il faisait noir comme dans un four lorsque Gentiane se glissa, par la galerie4, dans sa chambre. Elle se laissa aller sur son lit. Les yeux fermés, elle revoyait Lys, et se sentait chaude et molle. Elle soupira.

Au clocher, sept heures sonnèrent. La porte s’ouvrit doucement, et une femme entra, une lampe à pétrole à la main. Elle était grande, plutôt forte, avec un visage régulier et de magnifiques yeux noirs qui, au-dessus de la flamme, brillaient étrangement.Elle alla vers le lit, éclaira le visage de Gentiane. La jeune fille lui sourit. Elle aimait beaucoup sa mère. Celle-ci s’assit sur le lit, l’embrassa doucement et soupira. Mon Dieu, quelle vie... Déjà que ce fainéant d’Hector ne pensait qu’à bambocher et à boire, qu’il partait quasiment chaque soir s’amuser avec des putains. Et il fallait qu’en plus Gentiane, leur aînée, sorte sans dire où elle allait, et rentre en ti piceline, furtivement, à la nuit tombée...

On entendit, dans la salle à manger, les garçons se quereller. La mère se leva.
- Viens manger, Genti chérie...
Gentiane sauta du lit et prit sa mère par la taille. Elles rirent toutes les deux et enlacées, gagnèrent la salle à manger.

Les garçons, des jumeaux qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, se querellaient à grands cris, à cause d’une sombre histoire de billes perdues. En voyant entrer leur mère, l’air sévère, et suivie de cette grande soeur qu’ils craignaient tous deux vaguement (sans d’ailleurs savoir pourquoi), ils se calmèrent et s’assirent à table, en se jetant sournoisement des regards hostiles.
Mériane, la bonne, fille d’un deux moitiés5 d’Hector, entra avec le potage. C’était une belle fille du même âge que Gentiane, bien bâtie, au visage ouvert et franc. Son père, qui avait cinq autres enfants, l’avait placée, toute jeune, chez Hector, qui l’avait tenue sur les fonts baptismaux. Contre le gîte, le couvert et quelques vagues leçons de lecture et d’écriture que lui donnait « Madame Hector », elle faisait la cuisine, la vaisselle, les lits, lavait le linge, balayait la maison, emmenait les garçons à l’école et allait les y chercher pour éviter qu’ils ne traînent dans la rue. Elle se levait à quatre heures du matin et se couchait à neuf heures du soir, abrutie de fatigue...
Elle présenta la soupière à Madame Hector. Pendant que celle-ci se servait, les yeux de Mériane et de Gentiane se croisèrent. Elles se sourirent, car elles s’aimaient bien.

Le repas fut calme. Quand la mère se fut levée, les garçons allèrent jouer dans leur chambre, réconciliés. Gentiane et sa mère, celle-ci portant une lampe, allèrent sur la galerie. La mère – Alice – s’assit sur une dodine, une berceuae. Gentiane s’assit auprès d’elle. Elles se balancèrent quelques instants. La lampe, sur un guéridon, fumait un peu.
- Où est papa, maman ? demanda Gentiane. Il va encore faire des bêtises...
Alice sourit très doucement.
- Ne parles pas mal de ton père, Genti. Oui, il boit, mais ce n’est pas un mauvais homme...
- Que tu dis. Il sort toute la journée et presque chaque soir, et toi tu restes seule...
La mère resta un moment silencieuse, puis regarda sa fille d’un air malheureux.
- Je vais te dire, Genti. Ce n’est pas un mauvais homme, non... Il ne m’a jamais frappée, même quand il avait bu. Il sait me faire rire quand je suis triste. Simplement, il est faible, il en souffre, et alors il boit, ou bien se bat.
Elle respira profondément.
- Moi, je m’occupe de la boutique. Lui, il fait rentrer les fermages, et vend la café à la récolte. Je vais te dire...
Elle s’arrêta un instant, sourit.
- Je ne suis pas malheureuse. Ton père m’a fait trois enfants et je suis heureuse de les avoir portés, parce que c’est Hector que je voulais et personne d’autre.
Elle regarda Gentiane. Ses yeux brillaient.
- Et s’il m’en faisait un autre, j’en serais encore plus heureuse, Genti...
Gentiane se récria.
- Mais nous sommes déjà trois ! Tu ne crois pas que c’est assez ?
La mère eut un beau rire.
- Solide comme je le suis, je peux encore lui en faire six...
Et, regardant sa fille :
- Tu n’aimerais pas un petit bébé à mignonner ?
Gentiane réfléchit un moment.
- Si, mais j’aimerais mieux le faire moi-même, maman...
- Tu es trop jeune, chérie...
Elle lui prit le menton entre ses doigts :
- Es-tu sérieuse, Genti ?
La jeune fille ferma les yeux et revit Lys. Il lui sembla de nouveau le sentir... Elle rouvrit les yeux et regarda sa mère bien en face.
- Oui, maman.
La mère lui caressa la joue, elles se prirent la main et restèrent côte à côte, silencieuses. Un moment passa. Puis la mère parla :
- Lorsque j’étais enceinte de toi, un jour, ton oncle Louis, qui habitait à Port-au-Prince, et qui est mort maintenant, apporta à ton père un gros, gros livre, un dictionnaire, comme on dit... Pendant toute ma grossesse, Hector n’arrêta pas de lire ce livre.
Elle sourit. Gentiane l’écoutait. Elle avait déjà entendu cette histoire bien des fois, mais elle l’émouvait toujours.
- Il restait là, près de moi, me caressant le ventre ou le visage d’une main, de l’autre tournant les pages de son gros livre.
Il y eut une pause. La mère, les yeux grands ouverts, rêvait.
- Un jour, alors que mon ventre était déjà aussi rond qu’une barrique à clairin, il découvrit un mot : gentiane.
Elles rirent toutes les deux.
- C’était, paraît-il, le nom d’une fleur qui pousse là-bas, dans les pays-blancs6. Il devint fou de ce mot. Il le répétait tout le temps. Il composa même une chanson là-dessus. C’était une chanson à boire, aussi ne te la répèterai-je pas...
Elle regarda Gentiane et sourit de nouveau, attendrie.
- Un jour qu’il chantait sa chanson, je lui dis que Gentiane, cela ressemblait à un nom de fille, un nom de chez nous. Il vint à moi, me caressa le ventre, puis sermenta qu’en vérité, en vérité trois fois, si c’était une fille, nous l’appellerions Gentiane... Et voici comment, acheva-t-elle en riant, tu as un nom que personne dans cette ville n’a jamais porté !
Gentiane leva les yeux.
- Un très beau nom, maman. Un nom que j’aime beaucoup.
Elles restèrent silencieuses, longuement. Neuf heures sonnèrent au clocher de l’église.
- Il est temps d’aller se coucher, chérie...
Elles s’embrassèrent. Les lèvres de la mère étaient chaudes et douces. Gentiane rentra dans sa chambre, se déshabilla, passa sa chemise de nuit et se coucha. Elle ne put s’endormir. Elle pensait à Lys.

Vers les minuit, elle entendit son père rentrer. Il rejoignit sa mère dans leur chambre, contigue à la sienne. Elle les entendit causer à voix basse, sans pouvoir saisir leurs paroles. Puis sa mère gémit longuement, comme quelqu’un qui a mal, se sent faible et a peur de mourir. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ces plaintes, mais cette fois-ci, cela lui fit tout drôle, sans qu’elle sache pourquoi. Que se passait-il donc ?
Demain matin, sa mère la regarderait d’un air soupçonneux, et elle ferait celle qui ne sait rien.
Elle soupira... Pourquoi donc papa n’etait-il pas un peu plus sérieux ?

Elle eut du mal à s’endormir.



1 Un compte: une querelle.
2 Bambocheur: qui aime trop faire la fête.
3 Se repasser les cheveux: les défriser au fer chaud.
4 Galerie: véranda.
5 Deux moitiés: métayer qui doit verser au propriétaire foncier une partie, le plus souvent la moitié, de la récolte.
6 Pays-blancs: pays étrangers peuplés en majorité de blancs.

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